5 novembre 2015

Prodiges et vicissitudes du mental

Suite du compte-rendu sur "La madeleine et le savant" (André Didierjean)
"L'impression est pour l'écrivain ce que l'expérimentation est pour le savant"
Marcel Proust (Le temps retrouvé)

Le livre éclaire maintes singularités de la psychologie cognitive qui s'est étoffée grâce à de nombreuses études fructueuses depuis la seconde moitié du vingtième siècle. On s'y intéresse à nos facultés d'attention (de manière plus pertinente, nous devrions dire nos inattentions), notre façon de percevoir ce qui se voit et s'entend, nos capacités mémorielles à court et long terme, la reconnaissance des visages, la sensation d'être soi, l'évolution de la cognition au fil de l'âge, du bébé au vieillard, et enfin l'influence primordiale et complexe des émotions. 

Deux sujets troublants ont retenu plus particulièrement mon attention : les faux souvenirs et les capacités mentales hors norme.
Les faux souvenirs sont nombreux et prégnants, ils persistent souvent à notre insu, nous qui admettons facilement avoir des pertes de mémoire mais persuadés, nous n'en démordons pas, que notre premier amour de seize ans avait les cheveux blonds ou bruns.
Une expérience (1998) du chercheur Philip Higham permet de mesurer combien il est facile de (se) créer des faux souvenirs. "Dans sa recherche, des participants visionnent un court film qui montre un hold-up. À l'issue de la projection, l'auteur demande aux participants de lire un résumé du film qu'ils viennent de voir [...]. Higham leur demande ensuite de juger la qualité de l'écriture du texte. Les participants doivent indiquer si le résumé du film leur semble écrit dans un style très clair, moyennement clair, peu clair, ...". Mais le résumé contient des fausses informations glissées volontairement par l'expérimentateur : si le voleur était habillé en bleu dans le film, il est décrit en vert. 
On présente alors une série de phrases et on invite les participants à préciser si elles décrivent ou pas des éléments du film. "Les résultats montrent qu'alors même qu'on leur indique que le texte comportait des éléments erronés, à partir du moment où les participants ont été exposés à une fausse information, lorsqu'ils développent de faux souvenirs ceux-ci sont non modifiables. Lorsqu'ils tentent de se remémorer les images du film, ils se souviennent visuellement d'avoir vu un voleur habillé en vert alors même que celui-ci portait du bleu. Il semble qu'une fois le souvenir en mémoire modifié, il ne soit pas aisé de revenir en arrière."
Le psychologue genevois Jean Piaget cite une anecdote qui met bien en évidence ce phénomène. Enfant, promené en poussette par sa nourrice, un homme a surgi et tenté de l'enlever. La nourrice est intervenue vigoureusement et a réussi à chasser l'agresseur. Les parents de Piaget ont offert à la brave femme une montre-chronomètre pour la remercier de son courage. Bien des années plus tard, les parents reçurent un paquet contenant la montre avec une lettre de la nourrice leur expliquant que, devenue croyante, elle voulait se confesser d'avoir inventé cette histoire de rapt pour justifier son retard ce jour-là. Fait surprenant, Jean Piaget, septante ans plus tard est à même de raconter des détails sur ce rapt fictif : les lieux, les vêtements du ravisseur, etc... Savoir que l'événement n'a pas eu lieu n'a aucune influence sur le souvenir de l'événement.

Une expérience multiple[*] sur ce thème a permis d'établir une conclusion étonnante : des sujets auxquels on a soumis des souvenirs liés à l'alimentation dans leur enfance, récoltés auprès des parents, persistent longtemps à éviter des aliments liés à des intoxications antérieures, même lorsqu'il s'agit d'intoxications factices introduites par l'expérimentateur, et cela quatre mois après la confrontation aux faux souvenirs. Serions-nous plus manipulables que nous le pensions...? 
Le second thème qui m'a beaucoup intéressé concerne les capacités d'expertise (joueurs d'échecs, généraux d'armée, garçons de café, artistes,...) au-dessus de la norme. Telles celles de Bergotte (À l'ombre des jeunes filles en fleurs) duquel Proust dit déjà que "... le génie, même le grand talent, vient moins d'éléments intellectuels et d'affinement social supérieurs à ceux d'autrui, que de la faculté de les transformer, de les transposer."

Au voisinage de la sphère artistique, les grands joueurs d'échecs, ne sont pas capables de «calculer» beaucoup plus de deux coups à l'avance, comme vous et moi, car ils ne fonctionnent pas comme un ordinateur. Ce dernier, grâce à sa puissance de calcul, explore TOUTES les possibilités de déplacement à partir d'une position donnée et pointe celle qui conduit à la plus favorable. Comme De Groot l'a montré dès 1945, les maîtres d'échecs n'ont pas une beaucoup meilleure mémorisation des pièces que d'autres joueurs si on leur présente des positions aléatoires qui ne répondent pas à la sémantique du jeu. Il semble qu'ils se servent de connaissances préalables qui sont appelées "chunks", des regroupements, un peu comme quand un enfant sait lire, il finit par ne plus plus détacher les lettres ou les syllabes et voit les mots globalement. Au niveau des échecs, ces connaissances expertes sont appelées "templates'", comme des patrons qui reprennent les mêmes pièces toujours associées ensemble sur l'échiquier. 

Il apparaît aussi que les joueurs experts confrontés à des problèmes qui ont plusieurs solutions optent pour la plus classique au détriment des solutions inattendues, faisant ainsi preuve de moins de créativité, preuve qu'ils répondent à des schémas connus. 

On tendra à conclure, quitte à un peu démystifier les génies, que l'intuition, ce que Proust appelle "... le flair, la divination genre Mme de Thèbes (tu me comprends), qui décide chez le grand général comme chez le grand médecin"[**] repose sur des plans d'action très tangibles qui s'imposent à l'esprit "en dehors de tout accès conscient aux connaissances en mémoire les ayant inspirés". Ces aptitudes demeurent bien entendu admirables...
On précisera encore que la mémoire à court terme, confrontée quelques secondes à des séries aléatoires, retient au maximum sept éléments (nombre clé dans les études sur ce sujet) plus ou moins deux selon le talent. Compte tenu de ceci, pour des pièces d'échecs disposées au hasard sur l'échiquier, hors logique de jeu, les joueurs chevronnés n'en mémorisent pas plus que des joueurs ordinaires, quatre en moyenne après cinq secondes de visualisation. Mais huit à seize pour les maîtres en configuration de partie.

L'influence des émotions (joie, tristesse, humour, amour, ...) sur la cognition est, pour la psychologie expérimentale, un domaine loin d'être aussi avancé que ceux de la mémoire ou du raisonnement. On citera les expériences de Gasper et Close (2002) qui ont permis d'établir que les émotions positives font davantage voir les formes globales (une forêt) quand les humeurs négatives poussent à voir les détails (les arbres).

Il apparaît que lorsque le thème psychologique abordé est l'amour, les expériences restent actuellement très limitées tant l'expérimentation est compliquée par des raisons pratiques qu'on comprend aisément. Didierjean n'hésite pas à écrire qu'il est possible au final que "... entre les impressions de l'écrivain et l'expérimentation du scientifique, il soit des sujets sur lesquels l'écrivain aura toujours une finesse d'analyse plus importante".  
J'espère que les derniers billets, sous l'œil bienveillant et amusé, j'ose l'espérer, de Marcel Poust, auront permis de saisir les atouts de cet ouvrage qui présente la spécificité d'une science humaine aux frontières de l'observation des comportements humains et des connaissances de plus en plus nombreuses sur le cerveau. J'insiste encore sur le développement de tests astucieux élaborés par les chercheurs pour faire dire aux participants, un peu à la manière de l'aliéniste proustien de la page marquée du 31 octobre, tout autre chose que ce qu'on leur demande de fait.

[*]Articles d'Élisabeth Loftus et collaborateurs.
[**] Le Coté de Guermantes 




8 commentaires:

  1. Tout à fait intéressant je l'ai mis en réservation on verra

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    1. Ces longs compte-rendu multiples peuvent être fastidieux, en disent peut-être trop avec le risque de ternir la découverte, j'espère pas. Ma démarche me fait repasser convenablement certains aspects de l'ouvrage et de les écrire, ce qui favorise la mémorisation, voire le retour sur ces notes pour rafraîchir les connaissances dans l'avenir.
      Bonne lecture si vous y allez Dominique.

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  2. Je jubile car cette histoire de faux souvenirs, Antoine Bello en parlait dans son roman Les producteurs. Le héros et sa mère n'avaient pas les mêmes souvenirs de la météo du jour où le père est décédé (et vraisemblablement se trompaient tous les deux)
    Pour rester dans des sujets proches, je vous suggère L'instinct du langage de Steven Pincker et bien sûr Stanislas Dehaene avec La bosse des maths (ce titre ne devrait pas vous apeurer) et Les neurones de la lecture (je parle de ceux que j'ai lus, et approuvés!)
    C'est normal que j'alourdisse un peu (ou tente de le faire) vos idées lecture car je viens de commander La madeleine et le savant!!! ^_^

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    1. Tout ce que nous pensons savoir de notre passé est bien distordu, à la lumière de tout cela.
      Je me dis aussi que les souvenirs de témoignages judiciaires sont à relativiser.

      Merci merci encore pour les titres que vous mentionnez, je me renseigne dans mes trois bibliothèques; des deux auteurs, je connais un peu Deahene sans l'avoir encore lu. Il est rare dans la blogosphère de rencontrer un si bel enthousiasme que le vôtre pour les livres de sciences (humaines ou vulgarisées, peu importe). Notez que "La madeleine et le savant" est bien accueilli par toutes et tous, si je m'en réfère aux commentaires reçus.

      Pas très fictions, moi, pour le moment mais ça reviendra, surtout en période de vacances (même pensionné, je vis un peu au rythme des actifs...). Merci pour la partage, bonne soirée.

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  3. Votre billet finit de me convaincre, c'est un sujet qui m'intéresse beaucoup. Ce que vous rapportez des faux souvenirs me rappelle le "Je me souviens..." de Boris Cyrulnik qui en témoigne (de faux souvenirs marquants) et en conclut que la mémoire est une "représentation du passé" (j'aime bien cette formule qui fait de notre passé une sorte de pièce de théâtre dont nous serions les metteurs en scène).
    C'est tout de même curieux de retrouver le "7" si fréquent dans la symbolique jouer un tel rôle dans des études de ce genre (revoir 7 fois une matière pour la mémoriser", disait-on).
    L'influence des émotions - on voudrait en savoir plus.

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    1. Cyrulnik est à l'origine de ma phrase sur la couleurs des cheveux d'un premier amour, lui qui, dans une émission télévisée a raconté quelque chose de semblable à propos d'une institutrice – je crois ? – mais je ne sais si j'ai lu "Je me souviens..." emprunté un jour. Voilà bien ma mémoire reconnaissante...
      Le sept "magique" et sa symbolique, c'est en effet curieux de le voir apparaître dans une déduction scientifique, cela me trouble mais j'évite les conjectures.
      L'influence des émotions, Didierjean en dit bien plus que moi (je commençais à m'éterniser dans le billet qui risquait de ne plus en être un), j'imagine que la difficulté est de susciter les sentiments souhaitables pour les expérimentations. Passe encore pour l'humeur un peu triste ou gaie, voire l'excitation sexuelle mais allez dénicher des sujets réellement amoureux...
      Merci d'avoir apporté vos commentaires judicieux : nous sommes des metteurs en scène, oui c'est une belle façon de dire. Même si je suis agacé (mon côté misanthrope dans doute) par tout ce qui, venu de la mémoire, est présenté comme authentique et sans réserves.
      En tout cas, je comprends pourquoi la psychologie cognitive évite l'introspection : elle le démontre elle-même et la boucle est bouclée :-)

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    2. C'était une infirmière et je m'en souviens parce que je l'avais signalé ;-) Bon week-end.

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    3. Nous avons les mêmes références alors...Et je me suis construit un magnifique faux souvenir d'un faux souvenir....;-)

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